Loustal : «
J'aime bien regarder les heures passer »
Rencontre
dans un atelier frisquet, d'où sort pourtant «Kid Congo»,
avec Jacques de Loustal, voyageur nonchalant aux ambiances
tropicales qui ne s'ennuie jamais quand il n'a rien à faire.
LOUSTAL/PARINGAUX
Kid Congo Casterman, 72pp., 95F.
Rappel : LOUSTAL Carnet de voyages Seuil, 2 volumes
(1981-1989 et 1991-1996), 125F chaque.
Il y a un romanesque propre à
Loustal. Chaque peinture, chaque case de bande dessinée
qu'il crée renvoie aussitôt à une atmosphère particulière,
faite de lenteur et de nostalgie, perpétuellement évocatrice
d'un exotisme familier. Jacques de Loustal est né à Neuilly
en 1956. C'est Philippe Paringaux, son scénariste
aujourd'hui pour Kid Congo, qui l'introduit à Rock & Folk.
Car, comme le cinéma, le rock est partie intégrante de
l'univers de Loustal (même si c'est au jazz qu'il doit son
plus grand succès, 40 000 exemplaires vendus de Barney et la
note bleue, également sur un scénario de Paringaux). Il a
déjà fait des albums tout seul et envisage de réaliser
lui-même des adaptations (d'Henri Calet ou Simenon, si se
règlent les problèmes de droits), mais la passion de Loustal
est évidemment l'image.
Kid Congo, qui commence en 1912, raconte l'histoire d'un
Noir, amant d'une propriétaire blanche, et qui doit partir
pour la France après un meurtre qu'il n'a pas commis. Là, la
vie de l'homme et de la femme devient de plus en plus
difficile, Kid Congo connaît la misère et la gloire comme
boxeur, il subit l'exploitation sexuelle réservée aux Noirs
supposés spécialement compétents, la prison, le Front,
l'amputation. Le sort de "Maman Rose" n'est guère meilleur.
L'album est l'histoire de leur lien. Les Carnets de voyages
(le premier volume est une réédition) sont les croquis
légendés faits par Loustal durant plus de quinze ans au
Maroc, en Crète, en Israël, au Japon, en France, en
Angleterre, au Mexique, à l'île Maurice, à Cuba, au Sénégal,
en Argentine, au Chili...
Dans son atelier frisquet près du canal de l'Ourcq, Loustal
parle rapidement avec cependant une voix aux intonations
nonchalantes.
De quel milieu venez-vous ? Comment avez-vous commencé ?
Mon père était militaire, comme le père de Tardi. Je suis le
petit dernier, et de loin. Mon père avait une certaine
aisance tout en n'étant pas particulièrement fortuné, il
avait une maison de fonction. Il était général d'armée, pas
capitaine d'industrie. Il a pris sa retraite quand j'avais
12 ans. Deux de mes frères étaient entrés dans l'armée,
heureusement le troisième avait déjà décidé de faire de la
sociologie. Moi, j'ai choisi les Beaux-Arts mais comme
architecte, ce qui était un compromis entre le milieu
artistique et un métier sérieux. J'ai mis huit ans pour
faire les six années d'études, entre 1973 et 1981, c'était
l'époque où émergeaient, Métal Hurlant, (A suivre), l'Echo
des savanes, ça m'a aspiré pour mes études, j'avais besoin
d'un sursis pour le service militaire, puis de terminer pour
pouvoir faire la coopération au Maroc plutôt que d'aller en
caserne. Au Maroc, j'ai aimé le fait de résider à
l'étranger, d'avoir du temps, le plaisir de dessiner sans la
commande, de travailler sur la couleur. Quand je suis rentré
en France en 1983, je ne connaissais plus personne dans
l'architecture.
Croquis
Israël Vous êtes aussi illustrateur et peintre. Quelle est
la particularité pour vous de la bande dessinée ?
Kid Congo paraît presque cinq ans après mon dernier album
chez Casterman. Je n'ai pas de série, donc je dois repartir
à zéro à chaque album. Je n'ai pas de personnage tout prêt,
ni d'effet série qui fait boule de neige sur les ventes. Un
album peut vendre le tiers du précédent. Mais j'ai envie de
rester dans la bande dessinée, parfois il y a une dispersion
dans l'illustration, dans un travail mercenaire comme la
publicité. Parfois je fais six illustrations dans la
semaine, j'ai une liste et je raie quand c'est fait. J'ai
aussi besoin d'un projet à long terme comme une bande
dessinée qui m'occupe une année. J'aime la relation
image-texte. Quand je ne fais que peindre, il me manque
quelque chose. Il y a un plaisir du texte assez littéraire
de Paringaux, avec des mots précis, ciselés. Quand je
légende moi-même mes images, j'essaie de mettre une petite
musique dans le texte. Mais je ne suis pas un conteur, je
suis un visuel. J'aime adapter une histoire.
Pour Kid Congo, j'ai demandé un scénario à Paringaux. Rien
ne venait. Je lui ai demandé de regarder dans ses tiroirs.
Il ne lui restait que ça, un synopsis de film pour Canal
plus qui ne s'était pas fait. L'été 96, j'ai fait
l'adaptation, le découpage, sans savoir à quelle distance ça
allait m'amener et finalement, quand j'ai supprimé des
choses, recollé d'autres et fait des ellipses, je suis
arrivé à un format assez normal de 65 planches. J'aimais le
côté dramatique, tragique, de l'histoire, sous-tendu par la
belle relation entre les deux personnages. J'ai demandé des
bulles à Paringaux pour permettre une double lecture. Je
voulais qu'il y ait un peu de dialogues à cause du bruit,
qu'il y ait un peu de son. Rien d'important n'est dit dans
les dialogues mais ça donne une indication sur la façon dont
les gens se parlent.
L'ennui vous est-il un sentiment familier ?
J'ai un côté contemplatif mais je ne pense pas m'ennuyer
souvent. Enfant, j'ai toujours dessiné pour tromper l'ennui,
et c'est très facile de se mettre à dessiner, je n'avais pas
le temps de m'ennuyer. Je ne m'ennuie jamais sauf quand je
fais des activités qui m'ennuient, jamais quand je n'ai rien
à faire. J'aime la lenteur du temps, ce que ça dégage,
j'aime bien regarder les heures passer. Les Carnets de
voyages sont nés de mon désir de contemplation. Regarder,
c'est s'imprégner des choses.
Etes-vous d'accord qu'il y a dans votre dessin comme une
nostalgie instantanée, contemporaine de ce qu'il montre ?
J'ai un problème pour dessiner le quotidien, Paris en 1998
ça ne m'intéresse pas. Je suis spécialisé dans des
atmosphères entre années 30 et années 60. J'ai eu un
problème avec l'époque de Kid Congo, je voulais le
transposer pendant la Seconde Guerre mondiale mais ça ne
marchait pas avec les tirailleurs sénégalais et les premiers
boxeurs noirs. Ça a été laborieux pour moi de dessiner les
toilettes féminines. Les voitures, les chevaux ont été un
peu un calvaire. Je me suis aperçu que Tardi a tout ratissé.
La guerre des tranchées, c'est un décor unique, minimal,
tout le monde avec le même uniforme. Je me suis un peu
retrouvé dans la situation de quelqu'un d'autre qui devrait
dessiner les Schtroumpfs. En plus, les tranchées, on imagine
tout de suite la boue. Là, le sol est gelé, ça fait une
guerre un peu proprette. Je n'avais pas l'habitude de
dessiner des scènes de bataille, je l'ai fait comme quand je
jouais aux petits soldats, gamin, mon dessin est un peu
figé. Chez moi, beaucoup passe par les regards plus que par
les mouvements. Et j'aime bien mettre en scène des lieux,
j'ai aussi un goût pour le bâti, l'urbain, ce n'est pas par
hasard que j'ai fait des études d'architecture.
Quelle
est pour vous l'importance du voyage ?
croquis J'aime bien partir, être dans des villes où je suis
complètement étranger. Il y a un plaisir d'être ailleurs, de
s'imprégner de nouvelles sensations, ressentir de nouvelles
atmosphères. C'est une source d'inspiration. Petit, j'étais
fou de cartes, d'atlas. Maintenant, ça me plaît de lire ce
truc abstrait, mettre le doigt sur un point en Afrique et
que je sache à quoi ça ressemble, ce que ça sent, j'ai
besoin de connaître le maximum d'endroits. Je pars dans des
îles pour mes vacances et, quand je suis invité à des
manifestations d'auteurs à l'étranger, j'essaie toujours de
prolonger mon séjour, que ce soit en Roumanie ou à Beyrouth.
Quand je suis en Crète, je pense à la Libye, que les vagues
de l'océan Indien arrivent du pôle Sud pour moi c'est
important. J'ai une vision globale. J'ai eu la chance
d'aller au Japon par temps découvert, l'avion survolait la
Sibérie et voir tout le globe défiler me fascinait. Ça fait
partie de mon appétit visuel, je souhaite emmagasiner le
maximum d'images. Dans une ville étrangère, chaque coin de
rue, chaque bar sont nouveaux, les gens ne parlent pas
pareil, ne boivent pas la même chose. Paris est une belle
ville, j'habite près de l'eau, d'un canal, c'est joli, mais
je ne ferai jamais de dessins d'ici.
Quel est le lien dans votre travail entre peinture et
bande dessinée ?
L'an passé, j'ai énormément peint. La peinture, avec ses
techniques, formats, matériaux, peut me reposer du côté
fastidieux de la bande dessinée. Après des années, ce qui me
pèse dans la bande dessinée est de dessiner pareil du début
à la fin, le même personnage avec la même technique et les
mêmes outils pendant un an. La peinture est un ballon
d'oxygène qui nourrit ensuite la bande dessinée, ma peinture
vient de la bande dessinée, il n'y a pas rupture, ce sont
des allers-retours. Je peins avec de gros pinceaux, des
couleurs opaques qui me changent de l'aquarelle.
Quelquefois, on me dit que mes cases de BD sont de petits
tableaux, et quelquefois que mes peintures sont de grandes
illustrations.
Je ne peins jamais sur commande. Je ne sais pas où je vais quand je commence une toile
alors qu'une bande dessinée, une fois que le story-board est fait, je sais exactement à
quoi ça va ressembler. Le plus douloureux dans la peinture est que quelquefois ça ne
marche pas. La bande dessinée, on y est installé, on arrive le matin en se disant: «Bon,
je suis page combien? Encore trois pages cette semaine.» Je n'ai pas l'impression de
faire le même métier que quelqu'un comme par exemple Vance [dessinateur, entre autres,
de XIII et Bruno Brazil, ndlr] qui aligne les séries. Ce serait comme un
travail de fonctionnaire pour moi. Ce que j'envie chez ces auteurs qui vendent au moins
dix fois plus que moi, c'est le plaisir qu'ils apportent aux enfants, je me rappelle
comment j'attendais le prochain Lucky Luke, le prochain Buck Danny. Les
enfants sont vraiment impatients, il doit y avoir une vraie satisfaction, profonde, à
faire tant plaisir, et je ne la connaîtrai jamais.
Recueilli par Mathieu
Lindon le 22 janvier 1998
© Libération
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