2016 « Black Dog », si noir et si lumineux
11 mai 2016
« Black Dog », si noir et si lumineux
"La villa était immense, et dans la piscine, une jeune femme aux lunettes de
soleil trompait l' ennui et la chaleur en esquissant de vagues mouvements de
brasse, sous l 'oeil d'un grand chien indolent, allongé dans l'ombre rare
d'un transat." Voilà pour l'ambiance de Black Dog, un album issu de la
deuxième collaboration entre Jean-Claude Götting au scénario et Jacques de
Loustal au dessin. Après le très réussi Pigalle 62.27 (Casterman, 2015), un
polar estampillé années 1950 qui relatait la vengeance d'un jeune homme venu
d'Auxerre plongé dans le milieu interlope de la capitale, le duo conserve
l'intrigue et les personnages d'un film noir mais change radicalement
d'époque.
Black
Dog
Jean-Claude Götting & Loustal
Nous sommes dans les années 1970-1980, sous la canicule californienne.
Loustal cite alors moins le cinéma de Melville que celui de Scorsese, Don
Siegel ou Friedkin. Les lieux sont peu nombreux et suintent la fatalité :
une falaise venteuse, une piscine où peut à tout moment flotter un cadavre,
un garage sans client, un tribunal… La narration est serrée et bien ficelée,
rien n'est laissé au hasard. Tout est méticuleusement calibré, que ce soit
au niveau du texte parcimonieux ou des images cadrées au cordeau. Dans un
souci d'efficacité, des flashbacks classiques servent au mieux l'action.
L'histoire est issue d'une première création de Götting intitulée Noir,
éditée chez Barbier & Mathon en 2012.
Ce bref one shot a fourni une trame à Loustal : Stefan, un modeste
mécanicien d'origine polonaise dépanne la voiture d'un chef mafieux qui le
charge de supprimer un témoin gênant. Il rencontre alors la femme du caïd
qui fait des avances à tous les réparateurs franchissant la grille de sa
villa. Elle la partage le plus souvent avec son chien, Rosco, un molosse
noir.
Les personnages sont bien typés mais ils gardent néanmoins une dimension
humaine (même "le méchant" Deville) grâce à la voix off toujours juste et
sensible de Götting. Par delà le caractère mécanique de la perdition du
personnage central, qui est un modèle du genre, sourde une indolence qui
finit par gagner le lecteur.
La légèreté apparente provient en partie du climat de farniente ensoleillé
qui parsème l'album. Les couleurs de Loustal sont lumineuses : la piscine,
avec ses reflets, fait parfois penser à celles de David Hockney. Le bassin
est également lié aux caractères des protagonistes. Les personnages ne
paraissent pas englués dans leur destin (à vrai dire on échappe au
traditionnel schéma de l'ascension et de la chute). Une sorte d' innocence
parcourt les individus qui sont au coeur de l'histoire, qu'il s'agisse de la
femme de Deville ou de Stefan. Ce dernier semble agir sans comprendre la
portée de ses actes. Il est instinctif, se laisse plutôt porter par les
événements.
Certes, le pouvoir s'exerce mais indirectement grâce à de petites
humiliations quotidiennes comme lorsque Deville jette des billets à sa femme
dans sa piscine et que celle-ci doit les récupérer pour les faire sécher. La
violence est plus suggérée qu'elle n'est montrée. Seul le chien noir,
cerbère et fil conducteur, en porte la charge symbolique. Cette silhouette
massive noire recentre les différentes trajectoires ; sur lui se focalisent
les frustrations des uns et des autres. Toutes aussi noires, quelques pages
intercalaires scandent l'album en actes brefs et irréguliers.
Le rythme, tantôt haletant dans les actions (le plus souvent en trois
bandes), tantôt contemplatif grâce à quelques rares pleines pages, est la
grande force de ce travail. Loustal a composé l'ensemble par séquences à
partir du synopsis de Götting. Des séquences qu'il peut nourrir et dilater
en fonction de la tonalité qu'il veut retranscrire. Il s'inspire alors de
photos ou de croquis de voyage comme il l'a fait avec la brève nouvelle de
Dennis Lehanne, Coronado (2009), qu'il a réussi à amplifier de manière
conséquente.
Loustal soigne en fait ce qu'il appelle la "mise en scène". Dans Black Dog,
on peut être sensible au traitement particulier de la lumière. Cette patte
fait surgir aussi bien la sueur que l'évaporation de l'eau sur les dalles de
terre cuite au bord de la piscine. Derrière, dans les interstices, se
glissent la crasse, le cambouis ou le savon de la plonge.
Un soleil noir pulse au coeur de l' album ; les univers de Götting de de
Loustal ont produit une singulière fusion. Et si, comme dans tout bon
thriller, les mêmes causes engendrent les mêmes effets, la psychologie y est
étonnamment légère. Le retour dans les années 1970-1980 se révèle
particulièrement salutaire. Une allégresse de façade parcourt les pages. La
rage contenue , celle d'un loser maladroit, explose par endroits mais tout
rentrera dans l'ordre. Ce qui n'est pas plus mal. D'ailleurs, les auteurs se
gardent bien d' y adjoindre une quelconque morale. De toute façon, la
chaleur reste la même.
Masa
Black Dog, de Götting (scénario) et Loustal (dessin), Casterman, 90 pages,
18 euros
http://bandedessinee.blog.lemonde.fr/2016/05/11/black-dog-si-noir-et-si-lumineux/
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