1990 LUI N° 33 Petit Jazz de Nuit
Par Philippe Paringaux
LUI N° 33 juillet 1990
illustration couleur (21 x 29,7) (cf. ''La couleur des rêves' p : 49)
Nouvelle
Petit Jazz de Nuit par Philippe Paringaux
Un nuage passe devant la lune, Barney enjambe l'appui de la fenêtre et saute
dans le jardin. Il reste un moment sans bouger, ses pieds enfoncés dans la
terre, à guetter les bruits de la nuit — il entend surtout son coeur qui bat
—, à respirer l'odeur des fruits éclatés. Courbé en deux, il traverse la
pelouse, d'un citronnier à l'autre, s'arrête au bord de l'allée qui mène à
la grille d'entrée. La maison est silencieuse, le jardin immobile. Les pieds
à plat sur les cailloux, il avance comme sur de la glace puis se fige
encore, une main sur le loquet de fer — un chat maigre dans la nuit. Il peut
entendre la respiration du gardien endormi tout près de lui, la grille
s'ouvre en grinçant et le nuage dérive encore dans le ciel —les feuilles des
arbres, les cheveux de Barney et les graviers de l'allée, tout est soudain
recouvert de poussière d'argent, les insectes se remettent à chanter. Mais
le garçon est déjà de l'autre côté, l'air trop longtemps contenu dans ses
poumons s'échappe, ffff.
Quand il repousse la grille, pourtant, son cœur
bondit dans sa gorge : de l'autre côté des tiges de métal, l'homme étendu
dans le hamac le regarde fixement, sans rien dire, sans faire le moindre
mouvement. Rien que l'adolescent blanc et le vieil Africain. Un fruit tombe
quelque part. Et puis les paupières de l'homme s'abaissent lentement,
lentement, ses orbites se remplissent d'ombre comme deux puits d'eau noire.
Barney marche dans les rues du quartier résidentiel. Il n'y a personne, le
gros étui de cuir qui lui bat les genoux est encore léger et ses espadrilles
ne font aucun bruit sur le ciment des trottoirs. Des chiens aboient sur son
passage, d'autres chiens leur répondent au loin, des milliards d'insectes
scient la nuit. Lorsqu'une voiture approche, le garçon se cache derrière le
tronc d'un arbre, quand les feux arrière disparaissent il s'éponge le front
avec la manche de .sa chemisette et poursuit son chemin. Il passe devant
d'immenses jardins pleins d'ombres et de bruissements étranges. Il aperçoit
à travers les feuillages des façades mortes et des fenêtres éclairées, des
gens qui dansent sur une terrasse au son d'un électrophone. Un homme noir
vêtu d'une robe blanche surgit derrière une grille et le regarde sans
cligner des yeux — Barney presse le pas.
Et puis il n'y a plus de jardins luxuriants qui débordent dans les rues,
plus de résidences et plus de terrasses, plus de parfum de fleurs. Rien
qu'une ville à moitié morte maquillée de poussière, des trottoirs crevés et
des réverbères qui n'éclairent rien sous la lune africaine. Barney croise
des hommes et des femmes qui s'arrêtent de rire en le voyant, regardent son
visage, puis l'étui suspendu à son bras. Peut-être se retournent-ils pour le
suivre des yeux — il prend bien soin d'éviter leurs regards quand ils se
frôlent, mais il peut voir la transpiration qui fait briller leurs figures
et noircit leurs chemises. Il respire leurs parfums violents et l'écho de
leurs rires le poursuit. Il s'arrête sous chaque réverbère maintenant, fait
passer l'étui d'une main dans l'autre et souffle dans sa paume sous la
maigre lumière jaune — ce n'est pas une si grande ville, mais ce n'est pas
un bien grand garçon non plus.
Il sent la mer bien avant de la voir briller
tout au fond de l'avenue — cette odeur de sel et de pourriture.
OEANIC CLUB dit l'enseigne au néon qui grésille dans le ciel au-dessus d'une
baraque de planches rongée par le vent et le sable. On y accède par la
plage, des hommes attroupés autour d'une voiture de sport l'ont dit à Barney
sans même quitter des yeux le bolide échoué sous les cocotiers, sa
carrosserie et ses sièges de cuir luisants d'humidité. Trois madriers
arrachés à quelque épave font office d'escalier ; Barney s'assied sur le
premier pour souffler et vider le sable de ses espadrilles. La bâtisse
derrière lui est silencieuse, un cube noir et solitaire planté sur la dune,
gardé par trois arbres qui remuent la tête dans le vent. Barney remet ses
espadrilles, quelque chose serre son estomac. Là-bas, droit devant lui, un
homme et une femme marchent au bord de l'eau, leurs chaussures à la main. Il
gravit les marches d'un pas ferme : Barney, sur le point de faire son entrée
à l' Oceanic Club. Le néon peint la porte en rouge devant ses yeux. Il
frappe.
Doucement d'abord, puis de plus en plus fort — ses lèvres remuent,
ses genoux recommencent à trembler. L'enseigne au-dessus de lui s'éteint
pendant une fraction de seconde, s'embrase à nouveau. Alors Barney appuie
son front contre le bois et un spasme lui soulève le ventre. Il court vers
la mer aussi vite qu'il le peut, semant en chemin son étui et ses
espadrilles, il entre dans l'eau, remplit ses mains d'écume et enfonce son
visage dedans — mais rien n'y fait. Il vomit tout de même et ses lunettes
tombent dans l'eau. Quand les spasmes s'interrompent, il se redresse et
reste là à respirer très fort par la bouche. Ses pieds s'enfoncent doucement
dans le sable, l'eau tourne autour de ses genoux et peut-être bien qu'il
regrette d'être venu.
Il s'est rincé la bouche et le sel lui brûle la
langue. Il a cherché à tâtons ses lunettes dans le sable et sous l'eau. Ce
n'est qu'un garçon de 15 ans qui pleure assis sur la plage pendant que
l'océan vient lui lécher les pieds. Les poings serrés dans les poches de son
short, Barney remonte la plage en donnant des coups de pied dans le sable.
Lorsqu'il relève la tête il aperçoit le néon qui brûle sur la dune, ses yeux
le piquent.
Et puis à mesure qu'il approche, il voit autre chose qui le fait
courir et crier et agiter ses bras. Il voit deux hommes assis sur les
marches, et l'un d'eux tient son étui entre ses bras. Le garçon est sur eux
en une seconde dans un envol de sable et de mouvements désordonnés. Il
tire de toutes ses forces sur la poignée et se retrouve assis sur la plage —
l'étui a changé de bras en un clin d'oeil. Barney crie voleur à l'homme dont
il ne distingue pas le visage, juste une silhouette bordée de lumière rouge
avec un trou d'ombre à la place de la figure. L'homme ne répond pas. Alors
l'autre homme se lève et tend la main, maintenant Barney voit bien que c'est
une femme dans une robe noire. Comme il hésite elle dit on l'a trouvé sur la
plage, tu sais, sa voix est douce et un peu triste. Elle le relève sans
effort, il est debout tout contre elle et soudain il a terriblement envie
de... mais les jazzmen ne font pas ça. Sa main est toujours dans celle de la
femme, une grande main moite qui enveloppe la sienne — puis elle le lâche.
L'homme est resté assis, il ne les regarde même pas, il pêche une cigarette
dans sa chemise hawaïenne. La femme tourne la tête vers lui comme si elle
voulait dire quelque chose, mais sa bouche se referme. Deux hommes marchent
vers eux, leurs chaussures font crisser le sable. Ils montent • les trois
marches et frappent à la porte noire. Au bout d'un moment, ils repartent par
où ils sont venus. La femme les regarde s'éloigner et Barney voit mieux son
visage, sa bouche comme une fleur écrasée et ses yeux gonflés. Elle se
retourne vers lui, tapote de l'index l'étui qu'il serre toujours entre ses
bras, ça fait un petit bruit sourd, pas du tout le bruit que font les ongles
des femmes, tic-tic. C'est parce qu'elle n'a plus d'ongles du tout, elle les
a rongés jusqu'au sang et Barney sent son coeur se serrer sans bien savoir
pourquoi. « Tu es gangster ? » Elle rit mais ses yeux ne rient pas.
Il est assis entre eux, il est bien. La femme est tout contre lui, elle a
passé son bras autour de ses épaules et il aimerait poser sa joue contre sa
main meurtrie. Le sel tire sa peau et brûle ses lèvres, il a perdu ses
lunettes et quelques illusions — mais il est bien. Il parle de musique à la
femme... ça ne l'intéresse pas énormément. Elle pense à autre chose, et ça
n'a pas l'air de lui plaire. Du temps passe, tout le monde regarde la mer.
L'homme ne dit toujours rien, il tire sur ses cigarettes et les jette devant
lui, toujours au même endroit, et bien avant que la petite lueur se soit
éteinte dans le sable il a déjà fait claquer son briquet. Quand le dernier
mégot a rejoint le paquet froissé, il se lève et dit il faut que j'y aille
cette fois. C'est la première fois que Barney entend sa voix. La femme se
dresse et dit non, attends encore un peu. Ils sont debout l'un en face de
l'autre, les chaussures de la femme jetées sur le sable entre eux. Ils ne se
touchent pas, sauf avec leurs yeux. Barney regarde la ligne blanche de
l'écume et la mer qui brille sous la lune — son étui serré entre ses genoux,
son coeur serré dans sa poitrine. Il sursaute quand l'homme pose sa main sur
son épaule et lui dit : « Occupe-toi bien d'elle, mon petit jazz. » Et puis
on entend le bruit de ses pas qui s'éloignent. Barney lève les yeux. Debout
devant lui, la femme ne bouge pas. Pourtant, il voit bien que chaque muscle
de son corps est tendu à craquer, que ses jambes tremblent et que quelque
chose palpite violemment dans sa gorge — mais elle ne bouge pas. « Barney ?
» Elle a caché ses mains entre ses cuisses, dans l'étoffe de sa robe, elle
se balance d'avant en arrière et pleure silencieusement, c'est la plus belle
femme qu'il ait jamais vue. « Tu veux bien jouer quelque chose pour moi ?
Quelque chose de triste ? » Les doigts tremblants, il sort le saxophone de
son étui, assemble les pièces de métal et joue quelque chose de triste.
Après, elle l'a ramené chez lui dans sa voiture de sport et le vent de la
course a encore fait jaillir des larmes de leurs yeux. La nuit suivante,
Barney a sauté dans le jardin et traversé la ville son étui à la main. L'Oceanic
Club était ouvert cette fois, et le reste est de l'Histoire. Il ne l'a
jamais revue, mais il joue souvent pour elle.
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Barney avait enfin pris sa décision.
Ce soir, il allait leur montrer ce qu'il savait faire avec un
saxophone. Mais il y avait aussi, sur la plage, cette femme un
peu perdue en robe de soirée
Elle se retourne
vers lui, tapote de l'index l'étui qu'il serre toujours entre
ses bras. Barney sent son coeur se serrer. «Tu es gangster ?
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