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2004 
L'Express  n°2769 semaine du 26 juillet au 1er août 2004.


 

l'express n°2769 semaine du 26 juillet au 1er août 2004


L'express n°2767 semain du 12 au 18 juillet 2004


L'expresse

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L'Express du 26/07/2004
Histoires extraordinaires
Les mystères du casse du siècle

par Jean-Noël Cuénod, Eric Pelletier

Cet été, L'Express a choisi de voyager de pays en pays en racontant sept grands faits divers. Thrillers psychologiques, phénomènes sociologiques, polars troublants, romanesques, parfois historiques, qui nous emmènent de Suède en Espagne, de France en Allemagne et au Royaume-Uni, en passant par les Etats-Unis. Cette semaine: la Suisse, où les millions de devises étrangères volés à l'UBS laissent toujours rêveur


Il y avait le trésor des Templiers. Il y a désormais le magot de l'UBS. Le butin dérobé à l'agence de l'Union de banques suisses, à Genève, est de ceux qui forgent les légendes. Un dimanche de printemps, en 1990, un commando raflait 124 millions de francs (18,9 millions d'euros) en petites coupures étrangères. De ce formidable butin on n'a jamais retrouvé un seul kopeck. Le «casse du siècle», dit-on toujours sur les bords du Léman.


Tout semble paisible le dimanche 25 mars 1990, vers 7 heures, au 6, passage des Lions, à Genève. L'agence de l'UBS n'est guère mieux protégée qu'une épicerie de quartier. Une salle ultrasécurisée va prochainement être inaugurée, mais, pour l'heure, aucune caméra n'équipe la banque. A l'intérieur, quatre employés, dont deux agents de sécurité sans arme, tuent le temps. On sonne au vieil Interphone. «Lorsque j'ai vu le premier homme sauter le portillon, j'ai d'abord pensé à une plaisanterie, avoue l'un des vigiles, Patrick. A ce moment, l'idée d'une agression ne m'a pas effleuré. En revanche, j'ai compris de quoi il s'agissait lorsqu'un des brigands m'a mis son revolver sur le ventre.» Au total, cinq hommes, armés, gantés, grimés, investissent les lieux. Ils frappent les vigiles à coups de crosse avant de les ligoter avec l'employé qui est en train de mettre les horloges à l'heure d'été. Les gangsters neutralisent les alarmes. Ils sont étonnamment bien renseignés: ils connaissent les combinaisons chiffrées nécessaires à l'ouverture de coffres de la salle des monnaies étrangères. Ils jettent dans de grands sacs de sport des dollars américains, des francs français et, surtout, une importante quantité de dirhams marocains qui viennent d'être livrés... En l'espace d'une heure trois quarts, montre suisse en main, ils raflent au total près de 220 kilos de billets! Ils traversent ensuite la ville endormie, dans une Renault Espace et une petite voiture de couleur sombre, immatriculées en Haute-Savoie. Jamais une telle somme n'avait été dérobée sur les bords du lac Léman. Et la seule empreinte relevée est celle du premier policier arrivé sur les lieux! Ce matin-là, le tableau de service de la PJ de Genève veut que l'inspecteur principal Marco Mattille soit de permanence. L'homme prend aussitôt l'affaire en main. Ce flic réputé cache une finesse de renard dans un corps de dogue allemand. Mattille flaire rapidement des complicités internes. Son intuition ne le trompe pas...

«Les braqueurs ne lui ont laissé que des clopinettes»


Le 25 mars 1990 au soir, à Genève, un homme dévore des yeux les informations télévisées. Michel F. esquisse un sourire sous sa moustache lorsque les journalistes évoquent le «casse du siècle». Sans lui, prof de gym franco-genevois dans un club sportif chic, au physique passe-partout, ce coup de maître était impossible. F. a obtenu d'un employé de l'UBS le plan de l'agence et le code de certains coffres, qu'il a remis, la veille du coup, à des membres du commando. Il faut dire que le prof de gym qui, à ses heures perdues, passe des valises de billets de France en Suisse, a ses entrées à l'UBS: il a épousé l'assistante personnelle du chef du service des monnaies étrangères. Grâce à sa femme, il passe d'ailleurs des vacances au ski avec le banquier. La nuit est tombée. Michel F. enfile une petite laine et sort de chez lui pour retrouver les voyous dans leur planque. Il les a rencontrés à plusieurs reprises par le biais d'un intermédiaire, mais, par mesure de sécurité, il ignore leurs noms. Lorsqu'il arrive à l'appartement, au 47, quai du Rhône, il ne trouve qu'une vingtaine de mégots qui jonchent le sol. Les braqueurs lui ont laissé des clopinettes. Cocufié, le prof de gym entre dans une rage folle: «Même dans les plus mauvais films, l'histoire ne se termine pas comme ça!» éructe-t-il. Il se lance sur la piste encore chaude des truands. Le cave se rebiffe.


Michel F. commence par exiger des explications auprès de l'intermédiaire qui lui a présenté les membres de l'équipe. A l'époque, sur le conseil d'un avocat niçois, ceux-ci cherchaient seulement à rencontrer un banquier suisse pour placer leur argent. Cet industriel lyonnais, qui fond des lingots d'argent pour l'UBS, affirme donc ne rien savoir du vol. Il lui conseille de s'adresser à l'avocat niçois présenté comme le «défenseur des braqueurs». Michel F. joue décidément de malchance. La récompense promise par la banque (10% du montant du butin) commence en effet à aiguiser les appétits. Aussitôt la conversation terminée, l'industriel dénonce Michel F. à l'UBS. Le prof de gym, qui ne se doute pas qu'il vient d'être «balancé», file sur la Côte d'Azur, au cabinet de l'avocat niçois. Et se métamorphose en espion: il cache un magnétophone dans sa poche. A deux reprises, le 26 avril, puis le 4 mai 1990, il enregistre ses conversations avec l'homme de loi. C'est ainsi qu'il obtient une piste qui conduit tout droit à Bastia. Michel F. va se frotter, sans s'en douter, à la «Brise de mer», comme les policiers ont surnommé l'équipe corse la plus influente de ces années-là.


Il envoie à Bastia son beau-frère et un ami. Pendant trois jours, du 9 au 11 mai 1990, les apprentis détectives prennent en filature deux gros bonnets du banditisme. Le premier, cheveux gominés et souliers vernis, s'appelle André Benedetti, «Dédé» pour les intimes, «Dédé le Chinois» pour les journalistes. Cet enfant de la Coloniale doit son surnom à sa naissance, un jour de septembre 1936, dans la concession française de Tianjin, en Chine du Nord, où son père était militaire. Ancien braqueur, Benedetti s'est reconverti dans le commerce, l'immobilier et la restauration. La grande affaire de sa vie, en dehors de l'éducation de ses trois filles, reste la peinture: il expose dans une galerie bastiaise. A cette époque, l'homme se remet doucement d'une longue douleur: un redressement fiscal. L'autre cible des Sherlock suisses se nomme Jacques Patacchini. Le grand Jacques, personnage entier au verbe aussi haut que ses pommettes, a vu le jour sous le signe de l'eau. Originaire de la région d'Orezza, célèbre pour sa source gazeuse, cet ancien mousse de la marine marchande dirige aujourd'hui un chantier naval à Bastia, juste sous les fenêtres du commissariat. C'est un homme libre qui chérit l'Océan. «J'ai toujours cherché à me rapprocher de la mer, lance-t-il. Certains diront: de la Brise de mer.»


En ce printemps de 1990, loin de la Méditerranée, à Genève, Michel F. continue à s'agiter et à collecter les renseignements. L'inspecteur Marco Mattille l'observe, l'écoute, le jauge. Le flic ne veut pas perdre le fil qui le relie aux braqueurs. Le 29 mai 1990, le prof de gym est finalement arrêté dans une cabine téléphonique, alors qu'il enregistre une énième conversation. Face aux policiers, F. reconnaît rapidement son rôle. Il se livre même avec un évident soulagement, pas fâché de régler ses comptes. Sur son témoignage repose une grande part de l'accusation.


Que dit au juste Michel F.? En novembre 1989, alors que le monde regarde s'écrouler le mur de Berlin, F. convoie des valises de billets de France en Suisse. On lui demande de contacter l'UBS pour le compte d'un Corse, un certain Dédé Benedetti, qui cherche à placer l'équivalent de 5 millions de francs en lires italiennes. La banque décline l'offre, l'argent sentant décidément trop la marée. Faut-il y voir le sursaut d'un orgueil froissé? C'est en tout cas à ce moment que serait née l'idée du hold-up. Au début de l'année 1990, toujours selon F., cinq réunions se tiennent, tantôt à Genève, tantôt à la gare d'Annecy, avec plusieurs braqueurs corses. Malgré la régularité des contacts et l'apparente bonhomie de ses «associés», Michel F. n'est pas rassuré. Un jour de février ou de mars 1990, il demande même à l'un de ses amis de le photographier discrètement alors qu'il se trouve en leur compagnie. Le prof de gym veut garder une preuve si, d'aventure, il finissait au fond du Léman... L'image, prise au téléobjectif par un bel après-midi d'hiver, est bien réussie. On y voit F. déambuler en plein soleil dans une rue du centre-ville de Genève, à deux pas de l'agence de l'UBS, en compagnie de Jacques Patacchini et d'une autre pointure (taille 44 Magnum) de la Brise de mer, son ami Alexandre Chevrière. Dans ses déclarations, F. donne aussi le nom de deux des vigiles de la banque, censés être les complices du commando.

«Malgré la régularité des contacts et l'apparente bonhomie de ses associés, Michel F. n'est pas rassuré»


Avec ces aveux, la police helvétique boucle rapidement son volet de l'enquête. Le 13 mai 1992, deux ans seulement après le casse du siècle, le prof de gym ainsi que deux vigiles de l'UBS sont condamnés à sept ans et demi d'emprisonnement pour «brigandage aggravé». Seul l'un d'eux, Sebastiano Hoyos, clame son innocence. Le parcours de cet homme de 55 ans mérite qu'on s'y arrête un instant. Il n'est guère courant, en effet, que des révolutionnaires sud-américains refassent leur vie dans des banques suisses. En 1962, le jeune syndicaliste marxiste fuit le Brésil pour gagner la Guyane française, où il se fait remarquer en animant le mouvement indépendantiste. Dix ans plus tard, la DST l'assigne à résidence à Mouchard (sic), dans le Jura français. Pas pour longtemps. Hoyos prend le maquis et se réfugie en zone neutre, à Genève, avec femme et enfants. Pour gagner sa vie, le guérillero, qui, entre-temps, a obtenu l'asile politique, se fait embaucher comme gardien de sécurité à l'UBS. Après sa condamnation pour complicité dans le braquage de l'agence, un comité de soutien milite pour sa réhabilitation. Hoyos introduit un recours devant le Tribunal fédéral, l'équivalent de la Cour de cassation française. C'est un homme au corps noueux, tourmenté, mais solide comme un sarment que les jurés suisses acquittent finalement sous les vivats de ses supporters en 1996. La page suisse de l'affaire est définitivement tournée.


La piste française s'avère nettement plus chaotique. Les policiers de l'Office central pour la répression du banditisme (OCRB) tentent de remonter, contre le vent, la piste de la Brise. Un vaste coup de filet est lancé les 15 et 16 janvier 1991. L'inspecteur Mattille et son adjoint font, pour l'occasion, le voyage de Genève à Bastia. Leur venue ne passe pas inaperçue. Dans un bar voisin, un inspecteur bastiais lance même à la cantonade: «Un pastis pour ces messieurs de la police suisse!» «Le matin de l'interpellation, se souvient Mattille, un papy en marcel nous attendait, sur un chemin de terre: «Ah! Je vous cherchais! nous a-t-il lancé. Les Patacchini sont partis. Restez pas là: je vous ai préparé le café à la maison!»» André Benedetti a préféré, lui aussi, prendre un peu de «recul». Après une courte cavale, il rentre dans son appartement bastiais, où il s'aménage une planque dans un meuble qui sert habituellement à abriter la machine à laver. Il y a installé deux loquets, qu'il tire de l'intérieur en cas d'alerte. Mais, en septembre 1991, l'OCRB finit par le débusquer dans sa cache. Jacques Patacchini est, lui, arrêté dans une galerie marchande de Saint-Laurent-du-Var, le 13 janvier 1992, alors qu'il achète des jumelles. Son frère Joël, puis Alexandre Chevrière, l'autre homme figurant sur la photo prise à Genève, tombent à leur tour. Mais, coup de théâtre, pour la journée du casse, ce dernier fournit un alibi en apparence imparable: Chevrière se souvient d'avoir été contrôlé, le 25 mars 1990, vers 9 heures du matin, dans un bar de Marseille. La vérification est aisée, puisque la «preuve», le procès-verbal d'intervention, dort dans les archives de «l'Evêché», le quartier général de la police à Marseille. Mais en l'examinant les enquêteurs se rendent compte qu'il s'agit d'un faux, rédigé par un complice!


Des galéjades, le dossier en connaîtra bien d'autres. Prenez la cavale de Richard Casanova, dit «Charles», présenté par l'accusation comme la cheville ouvrière du commando. L'homme, qui a fêté ses 45 ans le 3 juillet 2004, n'a jamais été retrouvé. En 2001, on a presque failli l'oublier judiciairement: pendant quelques mois, son nom a mystérieusement disparu du fichier des personnes recherchées pour l'affaire de l'UBS. Et, si le patronyme de Casanova s'est perdu dans les méandres judiciaires, l'affaire de l'UBS a bien failli sombrer tout entière. Il aura ainsi fallu attendre plus de quatorze ans pour que les quatre Français soient jugés devant la cour d'assises de Paris. Le dossier avait été renvoyé, une première fois, devant un jury, en mai 2001, mais les avocats des accusés, notamment les pugnaces Mes Thierry Herzog, Pierre Haïk et Jean-Yves Liénard, ont fait justement remarquer que leurs clients n'avaient jamais été confrontés à leurs principaux accusateurs...

«Après une courte cavale, il rentre dans son appartement bastiais, où il s'aménage une planque»


Le 7 juin dernier, trois bons pères de famille, impliqués dans l'action humanitaire ou responsables de clubs de football, se présentent libres devant la cour d'assises de Paris. Seul Chevrière est encore détenu. Pendant toute l'instruction, ils ont protesté de leur innocence. Benedetti, qui depuis sa sortie de prison, pour Noël 1993, a toujours strictement respecté son contrôle judiciaire, veut à la rigueur endosser l'habit du fraudeur, mais pas la combinaison du braqueur. D'ailleurs, le jour du hold-up, il se trouvait à Bastia. Jacques Patacchini rappelle qu'il s'est rendu à la frontière suisse, au début de l'année 1990, pour acheter des meubles (ce que des investigations ont confirmé) et qu'il recherchait, par la même occasion, un prêt bancaire avantageux. Son frère Joël sous-entend qu'il appréciait le sens de l'hospitalité des escort girls genevoises. Chevrière, lui, accompagnait ses amis pour se changer les idées tant il est monotone de vendre des jeans contrefaits sur les marchés à Marseille. Leurs avocats font remarquer qu'ils sont descendus sous leur véritable identité à Genève, qu'on n'a pas retrouvé leur ADN sur les mégots de la planque, alors qu'ils fument «comme des locomotives», qu'aucun centime suspect n'a alimenté leur patrimoine, qu'ils ont fui parce qu'injustement accusés et, enfin, que les témoins varient dans leurs déclarations...


Les témoins, justement. Ils étaient la clef du procès et on ne les voit guère. Michel F. a décliné l'invitation et - par peur, volonté de tourner la page ou les deux - il refuse d'en dire plus. «Traumatisé», le vigile condamné ne vient pas non plus. L'homme d'affaires lyonnais qui a dénoncé F. est mort (de mort naturelle) il y a près de deux ans. Quant à l'avocat niçois qui a servi d'intermédiaire, il est soupçonné d'avoir empoché une partie de la récompense de la banque. Rien d'étonnant à ce qu'il manque de trépasser à chaque convocation judiciaire. Cette fois, le malaise cardiaque l'a rattrapé in extremis à Vintimille, la veille de l'ouverture du procès. L'avocat général, Philippe Bilger, tour à tour aimable et grinçant, tempête contre ces pieds de nez à la justice, «cette litanie d'absences et d'excuses». Quant aux témoins qui acceptent de venir, ils tremblent de peur d'en dire trop ou trop peu. L'un d'eux reconnaît même avoir été approché par l'un des membres de la Brise. Le verdict, lui, tombe nuitamment, à 2 heures du matin, le 12 juin dernier: les quatre accusés sont acquittés (1). «Je ne réalise pas encore. Ces années de procédure, c'est comme un long cancer, confie Jacques Patacchini à L'Express. J'ai hésité à faire confiance à la justice. Au début, j'ai même cru qu'il s'agissait d'un procès truqué.»


(1) Chevrière a aussitôt été libéré. Deux jours plus tard, il était grièvement blessé dans un guet-apens à Mimet (Bouches-du-Rhône).

La semaine prochaine: Le cauchemar de Dolorès Vazquez