A mi-chemin entre la fiction et le reportage
littéraire, V comme Engeance conjugue la noirceur de l'écriture
de Tito Topin et la couleur des images de Loustal, pour une admirable
aventure marocaine.
Il y a Flippie Jackson, éperdue, cynique, trahie. Il y
a Roberto Boffola, vieillissant, égaré, obstiné. Deux êtres éreintés
qui consument leurs dernières forces. Un univers les sépare, il est
pourtant inéluctable qu'ils se rejoignent, attachés l'un à l'autre par
le lien invisible de la souffrance. Et puis, surtout, il y a le désert
marocain, les décors immobiles, la vacuité et l'abandon des villes
côtières. Chaleur, lumière, poussière, absence, c'est V comme
Engeance, un beau texte de Tito Topin, accompagné par des images de
Loustal.
Il y a quelque temps, les éditions Autrement ont
sollicité Loustal pour un voyage au Maroc. Accord de principe. "je
n'étais pas prévu au programme, raconte Tito Topin. Il se trouve que
j'avais publié dans la presse une critique de Coeurs de sable, où je
précisais quelques détails concernant le Maroc. Loustal m'a
téléphoné, et m'a très vite proposé de réaliser le livre avec
lui."
Si elle est fortuite, la constitution du tandem Topin /
Loustal apparaît en tout cas parfaitement judicieuse. Tous deux
entretiennent des liens étroits avec le Maroc; Tito Topin parce qu'il y
est né, Loustal parce qu'il y a vécu, fasciné, en tant que coopérant
français. Une relation intime, affective, que V comme Engeance rend très
perceptible; qu'il s'agisse du texte ou des images, les lieux, les
décors, les atmosphères sont décrits avec cette touche de tendresse qui
trahit les vieilles complicités.
Au centre du récit, un itinéraire, de Tanger
jusqu'aux paysages sahariens. Un trajet sur une carte, désordonné et
impulsif, qui fait écho au cheminement intérieur des deux
personnageshéros, Flippie et Roberto. Tout à la fois une fuite, une
errance, une quête. "C'est cet itinéraire qui a servi de support à
la conception de l'intrigue, dit encore Tito Topin. Dès le départ,
Loustal ne souhaitait pas pénétrer à l'intérieur des terres, mais au
contraire faire quelque chose de très atlantique. Ce qui me convenait à
la perfection : je tenais moimême beaucoup à la façade atlantique,
c'est mon univers, celui où j'ai vécu."
Loustal et Topin ont choisi de raconter leur histoire
sur un mode languide. Torpeur lourde, épaisse, presque suffocante tant
elle est pesante. Le parcours cahotique des deux personnages centraux,
totalement focalisés l'un comme l'autre sur l'intensité de leur vision
intérieure, est à l'image de cet écrasement. Deux individualités
exténuées, meutries, qui trébuchent et titubent ensemble en direction
d'un destin partagé, sans que l'on sache jamais si elles se soutiennent
ou tentent de se faire chuter.
On ne s'étonne pas que Loustal, éternellement séduit
par les décors déserts et les lenteurs de fin d'après_midi, se soit plu
à s'immerger dans ces ambiances alanguies. Topin, lui, a dû rompre avec
ses habitudes
d' ecrivain. Pasas ques on d éclats et de bagarres,
reconnaît_il. Il a fallu que je m'accoutume à cette apparence
d'immobilité, que j'adopte une écriture et une imagerie assez nouvelles
pour moi. Cela dit, les choses ne sont statiques qu'en surface. Le paysage
intérieur de nos deux personna
ges, lui, est très tourmenté. Leurs caractères,
d'ailleurs, se sont progressivement détériorés à mesure que Loustal et
moi avancions dans notre aventure nomade le long des côtes
marocaines."
Mélancolique, parfois presque amer, V comme Engeance
n'est pas seulement, loin s'en faut, un roman d'atmosphère. Aux portraits
abîmés de ses héros à bout de souffle et d'espoir, Tito Topin a
superposé quelques ressorts dramatiques directement inspirés par
l'actualité: les guerres des pays arabes, le terrorisme... Roberto a
perdu sa jeune épouse dans un attentat, le fils de Flippie est un tueur
d'aéroport. Deux histoires passionnelles qui finiront par se fondre l'une
dans l'autre, sur fond de dunes silencieuses, dans un campement de
rebelles des sables. "J 'avais très envie de parler, même
indirectement, du terrorisme, explique Tito Topin, envie aussi de montrer
que les pays arabes ont toujours pratiqué la politique de l'otage."
Pas de morale, toutefois. Seulement la fatalité des
trajectoires humaines, ordinaires et folles, tragiques et solitaires, Le
désert et la mer, eux, sont toujours là, indifférents.
Loustal _ Tito Topin : V comme Engeance _ Ed. Autrement
_ 80 P. 98 F. Tito Topin vient également de publier, aux éditions
Grasset, un roman qui s'intitule _. Un gros ,besoin d'amour (234 P. _
89 F).