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Rappel : Jolie mer de Chine

Dans Jolie mer de Chine, le dessinateur Jacques de Loustal illustre deux nouvelles de l'écrivain Jean-Luc Coatalem... C'est leur seconde collaboration après 50 000 dinars en 1995. Une nouvelle fois, leur goût commun pour les voyages et l'exotisme s'exprime par le texte et l'image. Loustal et Coatalem, chacun dans son registre, n'ont pas leur pareil pour évoquer la nostalgie des paquebots et les personnages en quête d'un autre départ...

 

UN AUTRE DEPART 


Gilbert Dragonet, le héros de Jolie mer de Chine, une nouvelle de l'écrivain-voyageur Jean-Luc Coatalem illustrée par Jacques de Loustal, est chargé d'assassiner la fille de son patron. C'est pourquoi il s'embarque sur le paquebot Célestin avec l'espoir d'une nouvelle vie au bout du voyage... 





Le Célestin appareillait pour Singapour en fin d'après-midi. A cinq heures, Gilbert sortit de chez lui et verrouilla la porte de son minuscule pied-à-terre en ville. Il laissait derrière lui un électrophone, des livres et des revues d'aéronautique, une fiole de parfum, quelques souvenirs de virée entre copains, du côté de Cholon. Mais, il le savait, son " compartiment " équipé de stores, d'un lit-banquette, et d'un meuble à épicerie, dont les pieds trempaient dans des bols d'eau afin de contrer l'invasion des fourmis, il n'aurait pas à le regretter longtemps. Une nouvelle vie allait commencer pour lui. Un autre départ. Dès qu'il aurait réglé cette " broutille ".

Sur les quais, il faisait chaud, moite encore, la nuit tardait et ne voulait pas venir. L'air épais comme de la glu était usant à la longue pour des nerfs européens - on vivait au ralenti, meurtri à chaque seconde, étouffé par l'étreinte de fantômes invisibles qui vous bâillonnaient. D'en bas, le bateau paraissait immense : une muraille d'acier surmontée de cheminées fusant vers le ciel comme des tours de cathédrale. Au pied de la passerelle, diagonale cordée rejoignant d'un jet le premier pont, quelques officiers subalternes en compagnie de douaniers contrôlaient, méticuleux, passeports et cartes d'embarquement.

Précédé d'un steward, Dragonet s'installa dans la cabine 139, deux sabords, vue sur le pont C. Il déplia ses affaires, fit un brin de toilette, glissa sous l'oreiller son pistolet plat comme un étui à cigarettes, se changea rapidement et, gominé à la perfection, gagna le fumoir pour l'apéritif. Costume de lin écru, cravate bleue à pois blancs, mocassins de cuir bicolore, ultimes vestiges d'une année plus faste... Et, par précaution, dans la chaussette, une matraque télescopique, cuir gainant des billes de plomb.

Son élégance naturelle, son physique de chanteur corse, lui valaient encore, à trente-neuf ans, quelques succès féminins. Il comptait là-dessus. Après une brève carrière en Europe comme acrobate dans un cirque, Gilbert était venu s'enterrer en Indochine, contremaître de premier échelon dans une plantation d'hévéas du Cap Saint-Jacques. Maigres résultats, là encore, qu'il avait palliés par des ponctions minimes mais régulières... dans la caisse. Le poker lui bouffait tout : sa solde et sa santé. Jusqu'au jour où Vergognan l'avait surpris la tête dans le coffre-fort, et l'avait fait chanter.


COATALEM, Jean-Luc, Tout est factice, Grasset, 1995.