Rencontre avec Tonino Benacquista & Jacques de Loustal
Brossés à petites touches presque impressionnistes, une dizaine
de portraits et d’histoires de couples, tour à tour décalés,
surprenants ou discrètement excentriques. Tous ont en commun
d’avoir une part d’ombre ou un jardin secret, qui participe,
peut-être, de cette alchimie cachée qui fait que certains
couples traversent le temps et les épreuves, contre toute
attente…
Christian Missia : Bonjour Messieurs, vous venez de publier «
Les Amours Insolentes » chez Casterman. Pourriez-vous nous
expliquer le titre ?
Benacquista : Les Amours Insolentes, oui parce qu’il est
question de bonheur dans cet album. J’aimais bien l’idée que
bonheur était toujours un peu subversif et insolent, surtout aux
yeux de ceux qui, hélas ne sont pas heureux en amour, sont
toujours un peu « dérangé » par le bonheur. Et là, il y a
quelques histoires d’amour qui fonctionnent parce que cela
existe. Il y en a quelques unes qui peuvent fonctionner.
Loustal : C’est vrai que, au départ, le titre du travail c’était
« l’Amour Parfois, ça Marche ». Ca reflète exactement le contenu
de l’album mais ce n’était pas un titre qui était très beau,
donc on a eu une petite réunion et on a trouvé ce titre comme
ça, qui était beaucoup plus mystérieux, plus fin, plus subtil
que « l’Amour, des fois ça marche ».
CM : Parlez nous de la conception proprement dite de cet album.
Il y a très peu de phylactères…
Benacquista : Jacques (de Loustal, ndr) et moi, cela faisait
longtemps que l’on voulait travailler ensemble et il fallait
trouver un dispositif qui pouvait nous réunir. J’ai proposé à
Jacques des histoires d’amour en assez peu de séquences parce
que je pense que l’on peut raconter une histoire d’amour en
douze illustrations. En tout cas en cours de route on s’est dit
que de douze images on pouvait raconter une histoire. C’est le
projet, et puis c’est ce qui est un peu atypique. En tant que
scénariste j’avais, dans une espèce de challenge, envie de
raconter des histoires d’amour qui se terminaient bien
contrairement à ce que l’inconscient collectif peut dire. Et en
l’occurrence voilà, il y a dix-sept histoires qui défient le
temps.
CM : Avec l’augmentation des divorces, les unions libres et les
familles recomposées, croyez-vous encore aux couples qui durent
?
Loustal : Oui ! Malgré le nombre de divorces, il y a quand même
encore des couples qui durent. Personnellement, je suis avec ma
femme depuis un certain temps (rire).
CM : Il est vrai que l’on ne parle pas souvent des couples qui
durent, on préfère parler de ceux qui se séparent.
Loustal : Oui, c’était le postulat de départ. C’était un
challenge aussi pour Tonino (Benacquista, ndr) de trouver un peu
de romanesque avec des histoires ou tout se passe bien. Donc ou
il n’y a pas grand-chose à dire. C’est sur que quand on raconte
une histoire, on a plus besoin de drames comme ressort
dramatique pour faire fonctionner l’histoire. C’était l’idée de
départ, le fondement et l’originalité du projet. Et de là, on
parti sur cette idée de douze, et de sortir le projet de la
bande dessinée classique, on va dire. Au début, on pensait à des
histoires en trois pages avec quatre images par page. Et puis,
finalement, très vite, on a préféré s’orienter vers un livre
comme ça en format à l’italienne avec deux images par pages. Ce
qui fait que l’on ouvre une double page avec un strip à
l’ancienne avec quatre images et du texte off. Et puis, j’ai
toujours apprécié travailler avec du texte sous l’image. J’ai
toujours adoré le rapport image-texte. De voir un texte et de
dessiné l’image que m’inspire ce texte et une fois que j’ai fini
le dessin, j’écris le texte. Je le colle sur un petit papier et
je le mets. Pour moi c’est un tout. C’est comme cela que j’ai
commencé dans les journaux, à vrai dire. A faire ce que l’on
appelait à l’époque des snapshots, c'est-à-dire des images
légendées. Pas vraiment du dessin d’humour mais une forme de
dessin d’humour disons.
CM : J’imagine ne pas être le premier à vous posez la question
mais il y a dans ce livre une histoire concernant un couple
homosexuel et la problématique de l’adoption. Dans cette
histoire, vous avez gardé le modèle d’un homme et une femme pour
éduquer, encadrer un enfant… malgré tout ce que l’on entend sur
le droit à l’adoption des homosexuels, pensez-vous vraiment que
le modèle traditionnel soit le seul et unique modèle pour fonder
une famille ?
Benacquista : Non, c’est le contraire ! Ce schéma parental, il
est par delà même le schéma hétérosexuel. Par delà puisque
chacun des deux protagonistes est homosexuel et il le reste dans
cette histoire là !
Tonino Benacquista & Jacques de Loustal
CM : Oui, mais malgré tout, vous mettez en avant deux parents de
sexe différent pour éduquer l’enfant…
Benacquista : Oui, mais la dernière case explique très bien cela
: l’enfant ne sait pas ! L’idée de père ou l’idée de mère, c’est
quelque chose que l’enfant ne sait pas. Maintenant, il n’y a
rien de militant ou de sociologique là. Il y a un cas de figure
avec une histoire qui pourrait être une histoire d’amour mais
chacun reste dans sa sexualité mais il y a à un moment donné une
rencontre qui se fait autour d’un enfant. Là, à ce moment il
faut lire ! Il ne s’agit pas d’un discours que l’on assène. Il
faut lire juste la spécificité de cette histoire là. Si ce
couple existe, pourquoi pas mais si il n’existe pas ce n’est pas
grave.
CM : Finalement, quel est votre recette pour faire durer le
couple ?
Loustal : Ce n’est vraiment pas un livre de recettes. C’est
justement ce qu’il y a de fascinant dans le couple c’est le
mystère. Les dits, les non dits… il n’y a pas de recettes, sinon
on les connaitrait. C’est la subtilité, c’est la finesse des
relations entre les gens et la compréhension. Là justement,
l’intérêt c’est aussi d’écrire des histoires ou cela se passe
bien mais sans tomber dans la mièvrerie, en restant un peu sur
le fil… mais je ne connais pas la recette... vous, vous la
connaissez ? (rire)
CM : Non (rire)
Benacquista : Ce n’est pas une recette. Ce serait le résultat
qui est plus important que la manière d’y parvenir. On ne sait
pas mais l’important c’est que cela marche. Et quand on dit que
l’important c’est que cela marche, d’une certaine manière on
répond à ça. Dans le film de Woody Allen « Whatever Works »
c’est à peu près la même idée. L’important c’est que cela
marche. C'est-à-dire que d’une certaine manière c’est une autre
façon de dire : « vous vous y prenez comme ça, ou à l’inverse.
Ou il faut se parler, ou il ne faut surtout pas se parler Ou il
faut se voir tout les jours, etc », l’important c’est que cela
marche ! Donc, à chacun de trouver sa formule mais quand on a
dit ça, on a déjà dit quelque chose… vous vous en foutez de
toutes les théories qui courent avant vous. L’important c’est la
formule que vous avez trouvé et je pense que pour tous les
couples c’est comme ça. Alors il se trouve que maintenant on est
dans une période ou il n’y a pas tellement d’injonctions
sociologiques : « le couple c’est comme ci, comme ça. Une
sexualité, c’est comme cela que ça marche et blablabla… » Ce qui
fait qu’à un moment on est perdu car on est persuadé ne pas
correspondre à une norme et on se dit qu’il y a un truc qui
déconne, il faut que j’en parle, il faut que je consulte… bon,
l’important c’est que cela marche, voilà. Et là en l’occurrence,
ce sont des gens qui ont décidé que ça marcherait.
CM: Tonino Benacquista, vous n’êtes pas qu’actif dans la bande
dessinée mais vous êtes aussi connu écriviez pour le cinéma ou
la bédé ?
Benacquista : Il y a certainement une méthode qui est un peu
particulière quoique cela se rapproche un peu du scénario de
cinéma. Disons que quand j’ai besoin de la bande dessinée, je le
sais. Je sais que à un moment donné j’ai une idée en tête et je
me dis que tiens là, il me faut de l’image et il me faut de
l’image dessinée, que je n’ai pas besoin d’acteurs. Ou plutôt,
j’ai besoin d’avoir ce qui pourrait être une représentation et
c’est ce pourquoi je vais vers la bande dessinée. Mais
l’important c’est l’idée et la manière dont elle va être
traduite. Et à ce moment là, cela se fait par une rencontre avec
un dessinateur, avec un univers qui n’est pas le sien et on se
dit tiens, son univers, le mien… voilà. Quand j’ai besoin de
dessins, l’histoire me le dit elle-même d’une certaine manière.
CM : Et vous Jacques de Loustal, dans quel domaine vous
épanouissez vous le plus ? Est-ce dans la bédé, ou dans
l’illustration ou la publicité ?
Loustal : A vrai dire, moi je suis dans le domaine de l’image en
générale et j’adore faire de la bande dessinée pour le rapport
qu’il y a avec le cinéma, le rapport avec le livre et puis le
travail à long terme qui est assez sécurisant parce que pendant
un an je sais à peu près sur quoi travailler. Mais c’est vrai
qu’au bout d’un an, le côté fastidieux de la bande dessinée, la
création de la bande dessinée me pèse énormément et après je
pars sur de l’illustration, sur des peintures – là, j’ai une
exposition à Bruxelles sur des peintures – et ce sont des cycles
comme ça parce que quand je travaille sur des peintures ou sur
des travaux totalement personnels. Des images uniques. Il faut
retrouver une énergie pour alimenter tout ça parce que sans ça
on est vite rattrapé par « l’à quoi bon », quand personne ne
vous demande de dessiner ça. Alors que dans une bande dessinée,
il y a une sorte de finalité plus évidente. Donc, j’ai besoin de
cet équilibre entre faire des livres. Mettre en scène des
récits. Et puis, j’ai besoin aussi de pouvoir travailler en
toute liberté sur d’autres types de supports avec d’autres
outils comme des peintures, des fusains, de très grands formats
ou pas. Et puis, tout ce qui est de l’illustration, c’est que
quand on me le demande. La publicité, j’en ai beaucoup fait,
maintenant beaucoup moins – il y a beaucoup moins de dessin dans
la publicité en ce moment. Et puis l’illustration, je fais
encore des couvertures de magazine, des couvertures de livres,
des choses comme ça. C’est très fluctuant. Là, je retrouve
depuis quelques années à refaire de la bande dessinée. A une
époque, j’avais presque envisagé de tout arrêté mais là j’aime
bien. Evidement, mon problème c’est que comme je n’écrie pas mes
histoires, c’est de trouver un projet qui soit suffisamment
excitant pour que je me décide à travailler pendant un an
dessus. Donc, trouver un texte à adapter, trouver un scénariste
avec qui on peut partir sur une bonne idée.
CM : Loustal, vous qui êtes connu pour vos peintures, que
pensez-vous du dessin assisté par ordinateur ?
Loustal : Mais moi-même j’en utilise pas mal. Il y a une partie
de mes illustrations…
CM : Dans cet album ci aussi ?
Loustal : Non, cet album est entièrement fait à la main, à part
le lettrage. C’est mon lettrage qui a été numérisé et c’est un
lettrage qui sort de mon ordinateur mais avec mes caractères.
Sans ça, disons que l’ordinateur à outrance, je trouve cela
toujours assez propre, les couleurs sont assez belles et tout
mais elles sont souvent un peu froides et un peu toutes
pareilles. Vous savez, la couleur à la main, le travail de
l’aquarelle et de l’encre c’est quelque chose que depuis des
années je commence à savoir faire. J’ai l’impression que c’est
quelque chose qu’il faut savoir entretenir, comme un pianiste
qui fait ses gammes tout les jours. Moi, si pendant un an je
suis face à mon écran avec ma palette graphique, je suis sur que
je vais perdre les sensations du pinceau ou de l’eau, du papier,
des pigments, de l’aquarelle et tout ça. Et puis, il y a un
plaisir sensuel à travailler su le papier. A travailler et à
voir à la fin de la journée son truc, à le tenir, à le ranger
dans un tiroir plutôt que d’allumer son ordi et d’aller montre :
« hé regarde, t’as vu ? » Et puis même, je n’aime pas la
position comme ça devant l’ordinateur durant toute une journée.
Cela me pèse et cela me fait mal à la nuque (rire). Il se peut
que pour certains travaux. Par exemple quand je fais des
sérigraphies, quand je fais des maquettes pour mes peintures,
j’y fais mes recherches, forcément, avec photoshop. Mais en fait
photoshop c’est comme une nouvelle boite de peintures que
j’utilise surtout avec des peintures en aplat, vous savez des
couleurs très fortes parce que je n’utilise jamais la gouache
parce que je déteste la gouache. Je trouve cela pâteux… donc
voilà, j’utilise photoshop uniquement pour un type de rendu de
couleurs que je fais parfois pour mes illustrations ou alors
pour des bichromies. Mais fondamentalement, je préfère le
travail à la main.
CM : On parle beaucoup de l’IPad et des tablettes numériques.
Que pensez-vous de ce nouveau moyen de lecture, de consommer des
livres ?
Benacquista : c’est difficile à dire. Très bizarrement mais ce
n’est pas si bizarre que ça, le dernier à avoir résisté c’est
Gutenberg et l’imprimerie. C'est-à-dire que tout peut être
piraté. On peut changer de support pour la musique, le cinéma,
sauf pour le bouquin. Donc, aujourd’hui on nous dit que, et
pourquoi pas. Car si à un moment donné on a le même plaisir de
lecture, on retrouve la même intimité d’un roman ou une bédé
dans une console, ben pourquoi pas quoi. C’est irrépressible,
c’est inévitable, ça va dans le sens du progrès. Ce serait un
combat d’arrière garde. Pour l’instant je ne m’imagine pas lire
un bouquin sur un IPad mais je ne demande qu’à voir quoi. Tout
est possible. Si on retrouve le même confort de lecture, c’est
irrépressible. Ce n’est même pas la peine d’être nostalgique du
papier. Bien sur, il y a certains qui continuent à aller voir du
cinéma en salle, ce qui serait le meilleur moyen de découvrir un
film. Est-ce que le papier est le meilleur moyen de lire un
roman ? Là, je ne sais pas mais il n’y a pas de nostalgie à
avoir.
CM : Jacques de Loustal, partagez vous son avis, notamment au
niveau de la bande dessinée et de l’illustration ?
Loustal : Je n’ai pas d’IPad, ni d’IPhone. Je reste très lié au
livre. Je viens de faire deux livres pour des cercles de
bibliophilie en France – ça c’est vraiment une résurgence du
début du vingtième siècle – Il y a encore des sociétés de
bibliophilies qui vous demande de faire des livres imprimé en
lithographie, à très peu d’exemplaires, avec l’amour de
l’emboitage, du papier, tout ça. Moi, je suis beaucoup plus là
dedans, j’achète des livres, je collectionne des livres anciens.
Je suis entouré de livres mais je ne suis pas non plus… je pense
qu’il y aura les deux car il y a encore beaucoup de gens qui
aiment les livres et tout le monde n’a pas d’IPad ni IPhone. Et
puis, le fait de faire de la bande dessinée c’est aussi le fait
de faire des livres. Ca m’intéresse moyennement.
Benacquista : Et puis, personne ne peut savoir quand à la
protection du droit d’auteur. On va essayer de légiférer. Il y
aura un peu de résistance, etc. mais personne ne peut savoir
comment cela va évoluer. Peut qu’il y aura un moyen de contrôler
le truc, peut être pas du tout. Mais, à l’heure d’aujourd’hui il
est hors de question de le savoir.
Loustal : Mais c’est vrai qu’avec cet album, avec chaque images
avec sa légende qu’il y a en dessous pourrait très bien rentrer
dans le format d’un IPad, ça c’est sur (rire).
CM : Un mot sur votre actualité ?
Loustal : En ce moment, je termine un livre basé sur un texte
inédit de Jean-Patrick Manchette. C’est un texte pour enfant qui
doit sortir chez Gallimard Jeunesse l’année prochaine.
Benacquista : Il y a eu le Lucky Luke qui est sortit en octobre
chez Dargaud et puis j’ai un roman qui sortira en mars chez
Gallimard et dont je ne peux même pas vous donner le titre parce
que je ne l’ai pas encore mais ça sort en mars, c’est un roman.
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