L'Express du 05/07/2004
Histoires extraordinaires
La passion folle du voleur de tableaux
par Henri Haget
Cet été, L'Express a choisi de voyager de pays en pays en
racontant sept grands faits divers. Thrillers
psychologiques, symptômes sociaux, des polars
troublants,romanesques, parfois historiques, qui nous
emmènent de Suède en Espagne, de Suisse en Allemagne et au
Royaume-Uni, en passant par les Etats-Unis. Cette semaine:
la France, avec l'histoire extravagante d'un homme qui, à sa
façon, voua sa vie à l'art
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Face à un tableau, il lui est arrivé de se sentir mal.
«Lorsque j'en voyais un qui me plaisait, je pouvais pleurer
pendant une heure», confiera-t-il aux enquêteurs. Des larmes
de bonheur et de frustration. Stéphane Breitwieser chavirait
devant la pureté du chef-d'œuvre. Mais le chef-d'œuvre,
comme un miroir, lui renvoyait l'image de son destin
dépenaillé. Pourquoi la vie n'était-elle pas aussi soyeuse
que ces peintures flamandes du XVIIe siècle, sa période de
prédilection?
C'est l'histoire d'un jeune homme secret qui rêvait
d'enluminer la fatalité d'un quotidien monochrome sans
vraiment penser à mal. C'est raté. Aujourd'hui, Stéphane
Breitwieser a 32 ans, un gentil minois d'étudiant attardé et
de gros ennuis avec la justice. Le 6 février 2003, en
Suisse, le tribunal pénal de la Gruyère l'a envoyé au trou.
Quatre ans ferme en guise d'amuse-gueule. Bonne nouvelle:
dans quelques jours, le Mulhousien au comportement de détenu
modèle quittera la prison de Fribourg - compte tenu de ses
quatorze mois de préventive - pour rentrer au pays. Mauvaise
nouvelle: la juge strasbourgeoise Michèle Lis-Schaal, qui a
instruit l'autre versant de son dossier - et obtenu son
extradition - l'accueillera à bras ouverts.
En France, l'esthète déchu répondra du vol d'une centaine
d'objets d'art - tableaux, antiquités, statuettes,
tapisseries... - commis entre 1994 et 2001 sur le territoire
national, mais aussi en Belgique et aux Pays-Bas. Le procès,
très attendu, se tiendra en 2005. Si l'on se réfère au
verdict suisse, le pays où Breitwieser a eu la mauvaise idée
de commettre 69 larcins supplémentaires et surtout de se
faire arrêter, l'affaire, d'un simple point de vue
arithmétique, ne se présente pas bien. Son avocat, Me
Thierry Moser, espère une mesure de confusion des peines. Il
pourra également plaider les circonstances atténuantes, car
Breitwieser, au-delà de son palmarès sans égal et de son
repentir enfantin, n'a rien d'un voleur comme les autres.
Si le trafic d'objets d'art est habituellement l'apanage de
réseaux internationaux, le lointain cousin de Robert
Breitwieser (1899-1975) - peintre alsacien et figuratif de
bonne réputation - opérait en franc-tireur avec, pour
maigres bagages, un sac à dos, son couteau suisse et
l'audace des vrais désespérés. Il dérobait des tableaux
comme un gamin pique des bonbons chez le marchand. Il
commettait ses exploits le plus simplement du monde, aux
heures d'ouverture des musées, dans le dos des gardiens,
sans violence ni effraction. La plupart du temps, il
décrochait le tableau ou l'objet convoité, le glissait dans
sa besace et saluait la caissière sur le chemin de la
sortie. Pour les œuvres de grande taille, il découpait la
toile au ras du cadre, d'un coup de canif millimétré, avant
de la rouler et de la dissimuler sous son pardessus. Un jour
où une tapisserie des Flandres large de plus de 3 mètres lui
causait du tracas, il l'a balancée par la fenêtre du château
de Gruyères, puis s'est empressé de la récupérer dans le
fossé. Lors de son procès, avec une modestie qui l'honore,
Breitwieser a tenu à minimiser ses talents de déménageur:
«La sécurité dans les musées, c'est n'importe quoi, a-t-il
expliqué sur un ton presque courroucé. Pour les vitrines, il
faut bannir les cerclages en bois ou en laiton. Les
tableaux: verrouillez-les à l'arrière pour les fixer sur les
murs.» Quoi d'autre? «Les fausses caméras, les faux
détecteurs, ça peut avoir son efficacité.» Parole d'orfèvre.
Parfois, sa mère obtenait l'autorisation de donner un coup
d'aspirateur sous le regard agacé de son fils unique
Il y a une dernière raison pour laquelle Breitwieser ne
s'apparente pas à la figure classique des pilleurs de
musées. Une raison majeure. En sept ans, il n'a jamais
revendu la moindre pièce d'un butin estimé à plusieurs
dizaines de millions d'euros. Cet amateur de miniatures
romantiques aux couleurs suaves et aux paysages ordonnés se
contentait de veiller jalousement sur les trésors qui
s'accumulaient dans sa chambre. A la longue, il y en avait
partout. Accrochés aux murs, juchés sur la table de nuit ou
sur une commode, en équilibre sur le rebord des fenêtres et
sur le meuble à chaussures. C'est ainsi que le premier étage
du petit pavillon d'Eschentzwiller, qu'il partageait avec sa
mère, Mireille, s'était transformé en une sorte de musée
privé, et même très privé. Breitwieser y filtrait le jour et
les entrées. Il s'enfermait dans sa chambre à double tour,
tirait les volets en permanence pour réguler la température,
la lumière et l'humidité. Parfois, sa mère, infirmière à
Bâle, obtenait l'autorisation de donner un coup d'aspirateur
sous le regard agacé de son fils unique. Mireille ne
connaissait rien à l'art. A ses yeux, dira-t-elle aux
enquêteurs, Stéphane avait «la passion des vieilleries»
depuis sa première collection de timbres, à l'âge de 11 ans.
Elle n'était pas du genre à se poser beaucoup de questions,
Mireille. Au fond, depuis son divorce, elle n'était plus
attachée qu'à une chose dans la vie. Le bonheur de son fils.
Le seul homme qui ne l'abandonnerait jamais, pensait-elle.
En son sanctuaire, c'est vrai, Stéphane était heureux. Il
recopiait des tonnes de notes piochées dans de savantes
encyclopédies sur l'histoire de l'art. Il faisait des fiches
sur ses tableaux préférés, remplaçait les cadres inadéquats,
bichonnait ses bronzes, enduisait les toiles de vernis
protecteur. Il contemplait ses chefs-d'œuvre dans un silence
religieux qui le glaçait d'émoi. Peut-être même est-il allé
jusqu'à leur parler. «J'avais besoin de les avoir et eux
avaient besoin de moi, a-t-il raconté à l'expert psychiatre
chargé de l'examiner, en mai 2002. Les tableaux
m'appartenaient, je les admirais, mais j'en étais presque
esclave.» Breitwieser a toujours prétendu que dans dix,
quinze ou vingt ans, quand la magie aurait cessé d'opérer,
un coup de fil anonyme aurait dû solder son passé d'Arsène
Lupin. Il aurait appelé la gendarmerie du coin pour indiquer
l'endroit où il avait déposé ses sacs de reliques. Cela
n'aurait duré que quelques secondes. Tout aurait été fini.
Tout aurait été bien. Ce n'était pas du vol. Juste un
emprunt. «Qu'est-ce qu'une parenthèse de vingt ans pour une
œuvre qui date de quatre siècles?» a-t-il plaidé lors de son
procès.
La douce, la patiente Mireille, dans une bouffée de colère
trop longtemps réprimée, s'est acharnée contre ces satanées
«vieilleries»
Dans ce concert de grands sentiments, finalement, il n'y a
qu'un bémol. Mais il est de taille. Les tableaux ne sont
plus là. Les tapisseries non plus. Et on a repêché le reste
- une bonne centaine de fleurons du patrimoine - au fond du
canal Rhin-Rhône. Le bémol s'appelle Mireille. Quelques
jours après l'arrestation de son fils, c'est elle, la douce,
la patiente Mireille, qui, dans une bouffée de colère trop
longtemps réprimée, s'est acharnée contre ces satanées
«vieilleries», coupables de lui avoir volé son Stéphane. Ce
n'est pas pour le sauver qu'elle a balancé à la flotte des
médailles, des arbalètes du Moyen Age et des sculptures
inestimables. Non. «C'était pour le punir», a-t-elle
expliqué, gênée, aux enquêteurs. Le punir de sa passion
stupide et de la manière parfois violente dont il la
rudoyait, comme s'il voulait lui faire payer son ignorance.
C'était sa façon, à elle, de tourner la page. Mireille
n'avait aucune idée de la valeur des joyaux qu'elle jetait
dans des sacs-poubelle. Elle pensait que, dans quelques
jours, quelques semaines au plus, son fils rentrerait à la
maison. Là, c'est sûr, il aurait fait une drôle de tête.
Elle imaginait le dialogue par avance: «Maman, qu'est- ce
que tu as fait? - J'ai bazardé toute ta quincaillerie de
marché aux puces, mon fils. - Tu es dingue... - Ne me parle
pas comme ça, Stéphane! Je me saigne pour toi depuis dix ans
et tu ne t'en rends même pas compte. A quel âge
deviendras-tu adulte?» Un bon coup de pied aux fesses, voilà
ce qui lui manquait.
Pour être sûre de ne pas rater son coup, elle aura mis du
cœur à l'ouvrage, Mireille. Elle a reconnu avoir détruit la
plupart des tableaux en les piétinant et en finissant le
travail à coups de marteau et de hache. Lorsqu'elle a appris
qu'elle avait détruit des toiles de Watteau, de Boucher, de
Cranach ou de Bruegel - cette dernière intitulée La fraude
ne profite pas à son maître - l'infirmière a fini par
comprendre, au ton des enquêteurs, qu'elle avait peut-être
commis une grosse bêtise. Maintenant, elle sait qu'il lui
faudra attendre encore un an pour retrouver Stéphane à ses
côtés. Dans le box des accusés.
Depuis l'adolescence, Breitwieser a toujours couru derrière
un semblant de reconnaissance. Aujourd'hui, il la tient pour
de bon. Les chaînes de télé japonaises et le New York Times
ont raconté son incroyable histoire. Mais ce fidèle abonné
de La Gazette de l'hôtel Drouot - qu'il reçoit désormais
dans sa cellule - rêvait d'une autre consécration. «J'ai
aimé l'art comme je n'ai jamais aimé personne, a-t-il écrit
du fond de sa prison. C'était ma drogue, mes fantasmes, mes
orgasmes. A nous deux, on s'auto-aidait [...] Aujourd'hui,
l'art m'a tout pris.» Ce n'est pas un crime que d'aimer
l'art à la folie. Le problème, au fond, c'est de n'aimer que
ça.
Breitwieser s'était réfugié dans sa passion comme d'autres
s'enferment dans l'autisme. Aussi loin qu'il s'en souvienne,
il n'a jamais eu de véritable copain. Il ne s'intéressait
pas plus à la musique qu'au cinéma ou au sport. Ne buvait
pas une goutte d'alcool. Ne fumait pas. Ne riait pas. Ne
draguait pas. A-t-il seulement regardé une fois les filles?
Une fois, oui. Elle s'appelle Anne Catherine. C'était une
élève infirmière aux cheveux châtains et à la timidité un
brin soumise. Elle l'a supporté pendant dix ans. Au bout de
deux, elle voulait déjà rompre, mais il est allé faire un
scandale chez ses parents, a cassé une porte, et elle n'a
plus jamais osé le contrarier. Anne Catherine, son ombre
consentante, qui n'entrait dans sa chambre-musée que sur la
pointe des pieds et l'accompagna, le cœur serré, dans
quelques-unes de ses virées. «Elle voyait que quelque chose
me plaisait, elle me disait: «C'est bien, mais il ne faut
pas la voler.» Et moi, je lui répondais «Tu veux m'empêcher?
Tu veux faire quoi?» J'étais obnubilé par l'art et
j'oubliais ma copine. Souvent, j'étais avec elle, mais
j'étais plongé dans mes bouquins et je la repoussais avec
méchanceté», a reconnu l'adepte de l'école romantique.
Il n'y avait de place pour personne dans la vie de
Breitwieser. Son expertise psychiatrique dépeint un être
asocial «immature, rigide et narcissique». Avec une
précision tout helvétique, elle conclut à une altération de
10% de sa responsabilité. Par le passé, le jeune homme a eu
des idées suicidaires. A sa façon, en se barricadant comme
un forcené dans sa posture d'esthète maudit, il ne s'est pas
loupé. Breitwieser avait son monde à lui. Les rares fois où
il en est sorti, il n'a fait que collectionner les
problèmes: scolarité bancale, divorce des parents, amour
sans relief, bisbilles avec les flics. Il a toujours eu un
vrai problème avec l'autorité. Avec lui, le moindre contrôle
routier pouvait finir en scandale. Breitwieser voyait de
l'injustice partout. La vie est mal faite.
Il aurait rêvé d'être un mécène éclairé, mais il n'était que
serveur occasionnel, de l'autre côté de la frontière, dans
un restaurant de Bâle. Lui, l'autodidacte capable de
décliner le pedigree du plus petit maître de l'académie
d'Anvers, s'était mis à détester la caste de privilégiés -
conservateurs pédants, experts blasés, galeristes hautains -
qui font et défont la cote des damnés du pinceau. Qui
sont-ils pour s'arroger le monopole du bon goût? Et pourquoi
des montagnes de toiles, soustraites à son regard averti,
dorment-elles dans les réserves des musées? Et que dire de
ces ignares de gardiens «chargés de veiller sur des pièces
fabuleuses et qui n'en ont rien à foutre»?
Dans le petit musée alsacien de Thann, il y avait un
pistolet à silex accroché dans une vitrine
Stéphane Breitwieser se souvient comme d'hier de ce jour de
1994 où il a compris comment remettre de l'ordre dans son
chaos intime, ce jour où tout a basculé. La scène s'est
déroulée presque par hasard dans le petit musée alsacien de
Thann. Il y avait un pistolet à silex accroché dans une
vitrine. Jadis, Roland, son père, cadre moyen dans une
entreprise métallurgique, en possédait un, mais il l'avait
emporté en quittant le foyer conjugal deux ans plus tôt.
Stéphane se rappelle aussi qu'il avait déménagé les vieux
meubles de famille et que sa mère les avait remplacés par
des armoires et des tables de chez Ikea. Il ne serait rien
arrivé, ce jour-là, si la vitrine avait été verrouillée.
Encore une fois, quelqu'un avait mal fait son boulot. La
suite? «J'ai eu très peur, je transpirais, mais j'ai pris le
pistolet.» Pendant trois jours, la trouille lui a collé aux
trousses. «Puis le calme est revenu et j'étais fou de joie
d'avoir ça.» Première leçon à l'usage du père oublieux et
d'une société trop ingrate. L'embêtant, c'est qu'il y en a
plus de 170 à suivre.
Dans le petit pavillon d'Eschentzwiller, l'ambiance n'a
jamais été folichonne entre Stéphane et sa mère après le
départ du mari pour une autre. Le fils ne déboursait pas un
centime pour aider Mireille à faire tourner la maison. Il
dépensait toutes ses économies pour acheter des livres d'art
- il en possédait plus de 500 - et remplacer les cadres de
tableaux qu'il jugeait inesthétiques. A près de 30 ans, il
était encore logé, blanchi, nourri. Et il ne disait pas
souvent merci. Sa mère s'en fichait. Elle n'a jamais pensé à
refaire sa vie. Elle n'existait que pour lui. Il n'aimait
que son bric-à-brac? Sa mère, elle, n'aimait que lui.
Stéphane: son fils, son homme, son chéri. A son sujet, les
experts psychiatres parlent de «fantasmatique relationnelle
à connotation incestueuse». Au fond, Mireille n'a pas
massacré la collection de son fils à coups de hache. Elle
s'est contentée d'éliminer une rivale. Une de trop.
Aujourd'hui, Stéphane Breitwieser sait qu'il devra
travailler douze vies, à sa sortie de prison, pour
rembourser le centième des dommages estimés par les
tribunaux. Il est effondré. Il jure qu'il n'a jamais voulu
ça. Il aimerait ne plus jamais entendre parler de tableaux,
de sculptures ni d'antiquités. Mais il se connaît. «L'idéal,
pour ne plus toucher à rien, ce serait que je parte loin de
l'Alsace et de ses maisons à colombages», a-t-il confié à
son avocat. Breitwieser a déjà pointé un pays rêvé.
L'Australie. C'est beau, l'Australie. «Et puis, là-bas, il
n'y pas de passé, a-t-il ajouté. Pas d'archéologie, pas
d'histoire, pas d'art...»
Concours: A partir du 12 juillet, notre série Histoires
extraordinaires sera assortie d'un grand concours doté de
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La semaine prochaine: la secrétaire et les golden boys